Mesdames et Messieurs,
Je me suis engagé à vous donner une esquisse, faite
depuis quelques années, de la vie d'un homme, qui fut l'un des plus
remarquables de la dernière génération, du grand chef de Saint-Domingue,
Toussaint L'Ouverture, noir pur, dont les veines ne contenaient pas une seule
goutte de sang blanc. Cette esquisse est à la fois une biographie et un
argument. C'est une biographie fort ecourtée, bien entendu, d'un noir soldat
et à la fois homme d'état, et je vous la présenterai comme un argument en
faveur de la race à laquelle il appartient. Je me propose donc de faire ce
soir la comparaison des races et de poser leurs mérites, d'entreprendre une tâche
qui vous paraîtra peut-être absurde, mes efforts ayant pour but de vous
prouver que la race noire, au lieu d'être pour nous un objet de pitié et de
mépris, a assez de titres, au contraire, devant le jugement de l'histoire,
pour occuper une place auprès de la race anglo-saxonne.
Les races doivent être jugées de deux manières: par les
grands hommes qu'elles produisent, et par la moyenne des mérites que possède
la masse du peuple. Nous, Saxons, nous sommes fiers d'avoir eu des Bacon, des
Shakespeare, des Washington, des Franklin, étoiles que nous avons placées au
milieu des pléiades historiques des grands hommes, et nous nous trouvons
ensuite avec ses grandes qualités, de source germanique.
Il y a aussi trois épreuves par lesquelles les races
veulent être jugées: la première, la base de toutes les autres, c'est le
courage, l'élément qui nous fait dire ici aujourd'hui "Ce continent est
à nous depuis les Lacs jusqu'au Golfe. Malheur à qui tenterait de le diviser";
la seconde, c'est la conviction que la force est doublée quand elle est
soutenue par la résolution, la liberté réglée par la loi, tel est le
secret du progrès des Saxons; la troisième, c'est la persévérance, la
constance: la résolution d'abord, puis le succès ou la mort. De ces trois éléments
est formé l'élan saxon qui porta notre race à l'avant-garde de la
civilisation.
Pendant cette heure que vous me consacrez ce soir, je fais
un effort suprême pour vous convaincre qu'au lieu de figurer au bas de la
liste, le sang noir jugé, soit au point de vue de ses grands hommes ou des
ses masses, soit par son courage, par sa résolution ou par sa constance, le
sang noir a droit à une place aussi rapprochée de nous que tout autre sang
inscrit dans l'histoire. Pour sujet de ma thèse, je prends l'histoire d'une
île, d'une étendue à peu près égale à la Caroline du Sud, le troisième
point ou Colomb mit le pied en Amérique. Charmé par la magnificence du
paysage et par la fertilité du sol, il lui donna le nom le plus aimé,
Hispaniola, la petite Espagne. Son successeur, plus dévot, le rebaptisa du
nom de Saint-Domingue. Lorsque les noirs, en 1803, balayèrent de sa surface
notre race blanche, ils effacèrent avec elle sa dénomination, et l'île
entra dans l'année 1804 sous son ancien nom d'Haïti, terre de montagnes.
A l'origine, aux premiers temps de son commerce, elle fut
occupée par des flibustiers français et espagnols, quelque chose comme les
pirates de nos jours. L'Espagnol en prit les deux tiers, à l'est; le Français,
le tiers, à l'ouest, et ils y établirent peu à peu leurs colonies. La
partie française, à laquelle appartient mon histoire, devint la colonie
favorite de la mère-patrie. Munie d'importants privilèges, enrichie par les
rejetons de familles opulentes, aidée par l'incomparable fertilité du sol,
elle devint de bonne heure le plus riche joyau de la couronne des Bourbons,
et, dans la periode sur laquelle j'appelle votre attention, vers l'époque de
notre Constitution, 1789, ses richesses étaient presque incroyables.
La race blanche, efféminée, rivalisait, par ses gouts,
avec les sybarites de l'Antiquité; sa vie de mollesse et de luxe éclipsait
les splendeurs de Versailles, et ses dépenses somptueuses ne peuvent être
comparées qu'aux plus folles prodigalités des Césars. A cette époque, l'île
contenait environ trente mille blancs, vingt à trente mille mulâtres, et
cinq cent mille esclaves. La traite se faisait activement. On y importait
environ vingt-cinq mille noirs par an, et cette importation suffisait à peine
à remplir les vides que laissait dans leurs rangs la culture mortelle de la
canne, pour la production d'une année. Les mulâtres étaient, comme chez
nous, les fils des planteurs; mais les planteurs français n'oubliaient jamais,
comme il arrive parmi nous, que les fils de la femme esclave étaient leurs
fils. Hors leur nom, ils leur donnaient tout: fortune, riches plantations et
troupeaux d'esclaves; ils envoyaient les jeunes gens à Paris, pour y faire
leur éducation, et ils faisaient venir les professeurs les plus distingués
pour instruire leurs filles. De cette manière, en 1790, la race des mulâtres
se trouvait en possession dans l'île, d'un quart des biens meubles et d'un
tiers des propriétés foncières. Mais, malgré son éducation et sa richese,
le mulâtre, comme chez nous, devait s'incliner sous le joug. Soumis à des
contributions exceptionnelles, il ne pouvait occuper aucun emploi public, et
s'il était convaincu d'un crime, il était puni d'un double châtiment. Son
fils ne pouvait pas s'asseoir, à l'école, sur le même banc que les fils des
blancs. Il ne pouvait pas entrer dans une église où un blanc était en prières;
il était obligé, s'il arrivait à la ville à cheval, de mettre pied à
terre et de conduire sa monture par la bride, et après sa mort, son corps ne
pouvait pas reposer sous la même poussière où gisaient les restes d'un
blanc. Telles étaient la race blanche et la race mulâtre; un voile léger de
civilisation sous lequel apparaissait la queue épaisse et noire de cinq cent
mille esclaves.
Ce fut sur cette population, [le blanc livré aux plaisirs
des sens, le mulâtre d'autant plus vivement blessé par sa dégradation qu'il
était plus éclairé et plus opulent, l'esclave sombré et taciturne,
impassible à des luttes et à des pertubations qui passaient dans l'atmosphère,
au-dessus de sa tête], ce fut sur cette population qu'éclata en 1789, aux éclairs
de la foudre, la tempête de la Révolution Française. Les premières paroles
qui arrivèrent à l'île furent celles dont composa sa devise le club jacobin:
"Liberté, Egalité". Le blanc les écouta en frémissant d'épouvante.
Il venait de lire que le sang coulait dans les rues de Paris. L'esclave les
entendit avec indifférence; le choc avait lieu dans les régions supérieures,
entre des races différentes de la sienne et qui ne le touchaient pas. Les mulâtres
les recurent avec une joie que ne put réprimer la crainte des autres classes.
Ils formèrent, à la hâte, des assemblées, envoyèrent à Paris une
commission pour représenter leur corps tout entier, firent déposer à la
barre de l'Assemblée Nationale le libre don de six millions de francs et
engagèrent le cinquième de leurs revenus annuels pour le paiement de la
dette de la nation. Ils demandèrent seulement, en retour, que le joug de mépris
qui pesait sur eux comme hommes et comme citoyens fût à jamais brisé.
Vous pouvez vous imaginer facilement quelles félicitations
Mirabeau et Lafayette prodiguèrent aux mulâtres libres des Indes
Occidentales, qui s'annonçaient par ces magnifiques présents, et comment dut
être recue leur petition en faveur de l'égalité des droits civils par une
Assemblée decidée à declarer que tous les hommes étaient égaux. L'
Assemblée se hâta d'exprimer sa gratitude et expédia un décret qui
commence ainsi: "Tous les Français, nés libres, sont égaux devant la
loi." Ogé, mulâtre élevé à Paris, fils d'une riche mulatresse, était,
à cette époque, lieutenant-colonel au service de la Hollande. Il était
l'ami de Mirabeau et le camarade de tous les chefs du Parti Républicain. Il
fut chargé de porter à la colonie le décret et le message de la démocratie
française. Il y débarqua. Le décret de l'Assemblée Nationale fut déposé
sur le bureau de l'Assemblée Générale de l'île. Un vieux planteur le
saisit, le mit en pièces, le foula aux pieds, et jura par tous les saints du
calendrier, que l'île s'engloutirait sous les flots avant que les blancs ne
livrassent leurs droits à des bâtards. Ils prirent un mulâtre, riche à
millions, qui, se fondant sur le décret, réclamait ses droits, et ils le
firent pendre. Un avocat blanc, septuagénaire, qui avait rédigé la pétition
fut pendu à ses côtés. Ils s'emparèrent d'Ogé, le conduisirent au
supplice de la roue, le firent trainer et écarteler, et les lambeaux de son
corps furent pendus aux potences des quatre villes principales de l'île.
L'Assemblée, alors, s'ajourna.
Il vous sera plus facile de comprendre, qu'à moi de décrire,
l'impression que produisit sur Mirabeau et sur Danton la nouvelle que leur décret
avait été déchiré et foulé aux pieds par la petite Assemblée d'une
colonie insulaire, et que leur camarade avait été broyé et écartelé sur
ordre même du gouverneur. Robespierre s'élança à la tribune et s'écria:
"Périssent les colonies plutôt qu'un principe". L'Assemblée
confirma le décret et l'envoya une seconde fois pour être executé.
Mais les rapports entre nations étaient alors moins
faciles qu'aujourd'hui; la vapeur n'avait pas uni les Continents les uns aux
autres. Il fallut des mois pour porter ces communications, et pendant que la
nouvelle de la mort d'Ogé et du défi lancé à l'Assemblée Nationale
arrivait en France, et que la réponse parvenait à Saint Domingue, de graves
évènements s'étaient accomplis dans l'île.
A la vue de ces divisions, les espagnols, maîtres de la
partie orientale, envahirent le territoire de l'ouest et s'emparèrent de
plusieurs villes. Les esclavagistes étaient en grande partie républicains,
ils contemplaient, émerveillés, la nouvelle constellation qui venait
d'apparaître dans notre ciel septentrional; ils voulaient former un état
dans la République, et conspiraient pour l'annexion. L'autre partie était
royaliste et se croyant abandonnée par les Bourbons, voulait se soumettre à
Georges III. Ils se mirent en communication avec la Jamaïque et en supplièrent
le gouverneur de les aider dans leur intrigue. Le gouverneur ne leur envoya
tout d'abord que quelques compagnies de soldats. Peu de temps après, le général
Rowe et l'amiral Parker furent envoyés avec quelques bataillons et, entrant
plus avant dans le complot, le gouvernement britannique envoya le général
Maitland qui, à la tête de 4.000 anglais, debarqua au nord de l'île et
obtint quelques avantages.
Les mulâtres étaient sur les montagnes dans l'attente des
évènements. Ils se méfiaient d'un gouvernement qu'ils avaient sauvé
quelques années auparavant, en l'aidant à étouffer une insurrection des
blancs et qui, manquant à sa promesse, les avait laisses sans les droits
civils réclamés par eux. Abandonné des deux partis, le gouverneur
Blanchelande avait fui loin de la capitale et cherché refuge dans une autre
ville. Sur ces entrefaites arriva dans l'île le second décret de l'Assemblée
Française. Les blancs oublièrent vite leurs querelles . Ils cherchèrent
Blanchelande et l'obligèrent à promettre que ce décret ne serait pas rendu
public. Le gouverneur, surpris, consentit à cet expédient, et on le laissa
libre. Il commença alors à penser que de fait il était déposé et que le
gouvernement de l'île échappait aux mains des Bourbons. Il se souvint de
l'heureux appel aux mulâtres qui, cinq années auparavant, lui avait permis
de dominer une insurrection. Abandonné à présent par les mulâtres aussi
bien que par les blancs, il ne lui restait qu'une force dans l'île, les
noirs. Ceux-ci se rappelaient toujours avec reconnaissance le Code Noir de
Louis XIV, première intervention du pouvoir en leur faveur. Blanchelande fit
appel aux noirs. Il envoya une députation aux esclaves. Il était appuye par
les agents du comte d'Arbois, plus tard Charles X, qui essayait de faire à
Saint-Domingue ce que Charles IX avait fait dans la Virginie (d'ou le nom de
Vieux Domaines), je veux dire une réaction contre la rébellion de la métropole.
Le gouverneur et les agents royalistes liguèrent et
s'adressèrent d'abord à Toussaint. La nature avait fait de cet homme un
Metternich, un diplomate consommé! Il désirait, sans doute, profiter de
cette offre dont le résultat pouvait être favorable aux siens. Mais, avec
assez de prudence pour se prémunir contre un échec. Il voulait risquer le
moins possible, tant que les intentions du gouvernement ne seraient point
nettement exprimées, manier les choses de telle sorte qu'il fût possible
d'avancer ou de reculer suivant les intérêts de sa race. Il s'était plu
toujours à mettre en pratique le précepte grec: "Connais-toi, toi-même",
et avait étudié à fond son parti. Plus tard dans sa vie, appréciant les
qualités de son grand rival, le mulâtre Rigaud, il montra bien qu'il se
connaissait lui-même: "Je connais Rigaud, disait-il, un jour, il lache
la bride quand il est lance au galop; et il montre le bras quand il frappe.
Quant à moi, je cours aussi au galop, mais je sais où je dois m'arrêter, et
quand je frappe, on sent le coup, mais on ne me voit pas. Rigaud ne met en jeu
que les oeuvres de massacre et de sang. Je sais autant que lui comment on
remue le peuple, mais des que j''apparais, tout rentre dans le calme".
Il dit donc aux envoyés: "Ou sont vos lettres de créances?".
- "Nous n'en avons point." - "Je n'ai rien à faire avec
vous." Ils s'adressèrent alors à François et à Biassou, deux autres
esclaves, hommes de passions impetueuses, d'intelligence supérieure et de
grande influence sur leurs compagnons de servitude. Ils leur dirent:
"Courez aux armes; Soutenez le gouvernement; Terrassez d'un côté
l'anglais et de l'autre l'espagnol;" et le 21 aout 1791, quinze mille
noirs commandés par François et par Biassou, et armes dans les arsenaux de
l'état, apparurent au sein de la colonie. On croit que Toussaint, malgré son
refus de se mettre à la tête du mouvement, désirait vivement leur triomphe,
croyant, comme les circonstances le prouvèrent, que le resultat en serait
tout au profit de sa race. On suppose qu'il aida François de ses conseils
dans cette entreprise, se réservant d'y mêler sa fortune au moment décisif.
C'est là ce qu'Edward Everett appelle l'insurrection de
Saint Domingue. Sur une des faces du drapeau, les insurgés avaient inscrit
ces mots: "Vive le Roi" et sur l'autre: "Nous reclamons les
anciennes lois". Singulière devise pour une rébellion. En réalité, c'était
la passe comitatus(?), c'était la seule armée qui existat dans l'île, la
seule force qui eût le droit de porter les armes, et ce qu'elle entreprit
elle l'acheva du coup. Elle rendit à Blanchelande son poste et lui assura la
soumission de l'île. Cela fait, les noirs dirent au gouverneur qu'ils avaient
créé: "Maintenant, accordez-nous un jour sur sept, donnez-nous le
travail d'un jour. Avec le produit nous en racheterons un autre et avec les
deux, nous en obtiendrons un troisième..." C'était le mode d'émancipation
préféré à cette époque. Comme il l'avait fait cinq ans auparavant,
Blanchelande repoussa cette proposition. "Déposez les armes, leur
dit-il, et dispersez-vous"; mais les noirs répondirent: "Le bras
qui a sauvé cette île aux Bourbons saura peut-être vous arracher une partie
de nos droits", et ils restèrent unis.
Telle est la première insurrection, si l'on peut l'appeler
ainsi, de Saint Domingue, la première résolution prise par les noirs, après
avoir sauvé l'état, de se sauver eux-mêmes. Laissez-moi maintenant m'arrêter
un instant sur certaines considérations. Je vais ouvrir devant vous un chapître
d'histoire sanglant, c'est vrai. Mais qui donna l'exemple? Qui fit sortir de
son sépulcre séculaire le hideux châtiment de la roue et broya vivant le
mulâtre Ogé, membre à membre? Qui donc étonna l'Europe, indignée, déterra
la loi barbare depuis longtemps oubliée, qui ordonnait d'écarteler un corps
encore palpitant? Notre race. Et si le noir n'apprit que trop bien la leçon,
ce ne sont point nos lèvres qui doivent murmurer des plaintes. Pendant toute
la lutte, l'histoire,- elle est écrite, remarquez-le bien, par des mains
blanches; le tableau tout entier est fait par le pinceau des blancs, -
l'histoire dit que pour une vie que le noir arrachait dans la sanglante et
aveugle fureur des batailles, le blanc en immolait trois après le combat,
avec toute la froide cruauté de la vengeance. Remarquez aussi que jusqu'alors
l'esclave n'avait pris part à la lutte que par ordre du gouvernement, et, même
en ce cas, ce fut non pour s'élever lui-même, mais pour maintenir les lois.
A cette époque voici quelle était la situation de l'île:
l'espagnol triomphait à l'est; l'anglais était retranché au nord'ouest; les
mulâtres attendaient dans les montagnes; les noirs victorieux ocupaient les
plaines. Une moitié de l'élément français esclavagiste était républicaine,
l'autre moitié, était royaliste. La race blanche se déchainait contre le
mulâtre et le noir; le noir contre l'une et l'autre. Le Français luttait
contre l'Anglais et contre l'Espagnol; l'Espagnol contre tous les deux. C'était
une guerre de races et une guerre de nations. En ce moment apparut Toussaint
L'Ouverture.
Toussaint était né esclave sur une plantation au nord de
l'île. C'était un noir pur. Son père avait été pris en Afrique. Et si
donc il se trouve, dans ce que je dirai de lui, cette nuit, quelque droit qui
excite votre admiration, rappelez-vous que la race noire la reclame toute entière;
nous n'avons pas le droit de nous en réserver la moindre part. Il avait alors
cinquante ans. Un vieux noir lui avait enseigné à lire. Ses livres préférés
étaient Epictète, Reynal, les Mémoires militaires, Plutarque. Il avait
appris à son maître, dans les bois, les vertus de certaines plantes, et était
devenu médecin de campagne. Sur la plantation, le poste le plus élevé qu'il
occupa jamais, fut celui de cocher. A cinquante ans, il entra dans l'armée
comme médecin. Avant de partir, il fit embarquer son maître et sa maitresse,
chargea le navire de sucre et de maïs et l'envoya à Baltimore. Jamais
depuis, il n'oublia de leur envoyer chaque année les rentes nécessaires à
une vie aisée. Je puis ajouter que parmi les principaux généraux, chacun eût
à coeur de sauver l'homme sous le toît duquel il était né et de protéger
sa famille.
Permettez-moi encore une observation. Si j'avais à vous présenter
cette nuit la vie de Napoléon, je la prendrais de la bouche des historiens
français qui ne trouvent pas de langage assez riche pour peindre le grand
capitaine du dix-neuvième siècle. Si j'avais à vous dire l'histoire de
Washington, je chercherais l'inspiration dans votre coeur, qui ne croyez aucun
marbre assez pur pour y graver le nom du père de la patrie. Je vais vous
rapporter l'histoire d'un noir qui écrivit à peine quelques lignes. Je
m'appuierai sur le témoignage suspect des Anglais, des Français, des
Espagnols qui tous le méprisaient comme nègre et comme esclave, et qui le haïssaient
parce qu'il les avait défaits en plus d'une bataille. Tous les matériels de
sa biographie sont fournis par ses ennemis.
Le second fait, dont l'histoire nous parle à propos de lui
est le suivant. Au moment où il se présenta au camp, l'armée venait de
subir un double outrage. D'abord, les commissaires, convoqués pour assister
au comité français, avaient été ignominieusement insultés et renvoyés,
et plus tard, lorsque François, leur général, fut appelé à une seconde
conférence, s'étant présenté à cheval accompagné de deux officiers, un
jeune lieutenant qui l'avait connu esclave, exaspère de le voir en uniforme
d'officier, leva sur lui sa cravache et l'en frappa aux épaules. Si ce noir
avait été le sauvage qu'on s'est plu à nous dépeindre, il n'eût songé
qu'à tirer vengeance de l'insulte en la faisant peser sur ces vingt-cinq
mille hommes, qui l'eussent aisément lavée dans le sang des français. Mais
le chef indigné retourna silencieux sous sa tente et ce fut seulement vingt
quatre heures après que ses troupes connurent l'outrage fait au général.
Alors retentit, de toutes parts, le cri: "Mort aux blancs!". Les
noirs avaient quinze prisonniers. Alignés devant le camp, ces malheureux
allaient être fusillés. Toussaint qui avait une teinte de fanatique
religieux, comme la plupart des grand capitaines, comme Mahomet, comme Napoléon,
comme Cromwell, comme John Brown, prédicateur habile autant que brave
capitaine, monta sur une colline et s'emparant de l'attention de la multitude:
"Frères, s'écria- t-il, ce sang n'effacera pas l'insulte faite à votre
chef. Courez là-bas, au camp ennemi. Le sang qui y palpite, dans le coeur des
soldats français, peut seul vous en laver. Le répandre là-bas, c'est digne
de votre courage, le faire couler ici, c'est plus qu'une lâcheté, c'est une
cruauté inutile." Et il sauva la vie à quinze hommes.
Je ne puis m'arrêter à vous décrire en détail tous ces
faits. C'était en 1793. Franchissons un intervalle de sept ans. Arrivons à
1800. Qu'a fait Toussaint? Il a repoussé l'Espagnol sur son territoire, l'y a
attaqué, l'a vaincu et a fait flotter le pavillon français sur toutes les
forteresses espagnoles de Saint-Domingue. Pour la première et pour la dernière
fois, peut-être, l'île obéit à une seule loi. Il a remis le mulâtre sous
le joug. Il a attaqué Maitland, l'a défait en bataille rangée et lui a
permis de se retirer vers la Jamaïque, et lorsque l'armée française se
souleva contre Laveaux, son général, et le chargea de chaines, Toussaint réprima
la révolte, fit sortit Laveaux de prison et le mit à la tête de ses propres
troupes. Le français, reconnaissant, le nomma Général en chef. "Cet
homme fait l'ouverture partout." dit quelqu'un. De la, le nom de
L'Ouverture, que lui donnèrent ses soldats.
Telle fut son oeuvre de sept ans. Arrêtons nous un
instant, et cherchons la source de sa valeur. Macaulay, vous vous en souvenez,
comparant Cromwell à Napoléon, dit que Cromwell montra un plus grand génie
militaire, si l'on considère que, jamais avant l'âge de quarante ans, il
n'avait vu une armée, tandis que Napoléon, depuis son enfance avait été élevé
dans les premières écoles militaires de son temps. Cromwell créa son armée
de toutes pièces; Napoléon à l'âge de vingt-sept ans fut placé à la tête
des meilleures troupes que l'Europe eût jamais vues. Tous deux furent des
triomphateurs; mais ajoute Macaulay, avec de si grands désavantages de son côté,
l'Anglais fit preuve d'un génie plus grand. Vous pouvez accepter ou repousser
la conséquence; mais vous admettrez au moins avec moi que cette méthode de
comparaison est juste. Appliquez-la à Toussaint.
Cromwell n'avait jamais vu une armée avant l'âge de
quarante ans; Toussaint ne vit pas un soldat avant cinquante. Cromwell créa
lui-même son armée, - avec quoi? Avec des Anglais, le meilleur sang de
l'Europe, avec les classes moyennes de l'Angleterre, le meilleur sang de l'île.
Et avec cela, qui parvint-il à vaincre? des Anglais, ses égaux. Toussaint créa
son armée, avec quoi? Avec ce que vous appelez la race abjecte et méprisable
des nègres, avilie par deux siècles d'esclavage. Cent mille d'entre eux
avaient été déportés dans l'île depuis quatre ans, et parlant des
dialectes distincts, ils étaient à peine capables de s'entendre. Avec cette
masse informe et dédaignée, comme vous dites, Toussaint forgea pourtant la
foudre, et il la déchargea, sur qui? sur la race la plus orgueilleuse de
l'Europe, les Espagnols, et il les fit rentrer chez eux, humbles et soumis;
sur la race la plus guerrière de l'Europe, les Français, et il les terrassa
à ses pieds; sur la race la plus audacieuse de l'Europe, les Anglais, et il
les jeta à la mer, sur la Jamaïque. Et maintenant je le dis, si Cromwell fut
un grand capitaine, cet homme fut pour le moins un bon soldat.
Le territoire sur lequel ces évènements avaient lieu était
étroit, je le sais; il n'était pas vaste comme le Continent; mais il était
aussi étendu que l'Attique qui, avec Athènes pour capitale, remplit la terre
de sa renommée pendant deux mille ans. Mesurons le génie, non par la quantité,
mais par la qualité. Et notre Cromwell ne fut jamais qu'un soldat; sa réputation
ne va pas plus loin. On ne peut lui attribuer une seule ligne du recueil des
lois de la Grande Bretagne. Pas un des mouvements de la vie sociale en
Angleterre ne trouve sa force d'impulsion dans le cerveau de ce chef d'armée.
L'état qu'il fonda s'écroula sur sa tombe et perit tout entier avec lui.
Mais, à peine Toussaint prit-il le gouvernail, que le vaisseau de l'état se
redressa fièrement sur sa quille, et l'on put voir dès lors un noir aussi
merveilleusement doué comme homme d'état que comme génie militaire.
L'histoire dit que l'acte le plus politique de Napoléon
fut sa proclamation de 1802, à la paix d'Amiens, alors que, croyant trouver
dans la loyauté inaltérable d'un coeur patriote une base assez solide pour
fonder un empire, il dit: "Français, rentrez dans vos foyers. Je
pardonne les crimes des douze dernières années; j'efface le nom des partis
et je fonde mon trône sur l'amour de tous les français." Douze années
d'une prosperité non interrompue prouvèrent la sagesse de cette mesure. Ceci
se passait en 1802. En 1800, le noir avait lancé une proclamation ainsi conçue:
"Fils de Saint Domingue, rentrez dans vos foyers. Nous n'avons jamais
songé à vous dépouiller de vos habitations et de vos propriétés. Le noir
demandait uniquement la liberté que Dieu lui a donnée. Vos maisons vous sont
ouvertes; vos terres sont prêtes à vous recevoir. Venez les cultiver".
Et de Madrid, de Paris, de Baltimore, de New Orleans, les planteurs emigrés
accoururent chez eux jouir de leurs propriétés, sans autre garantie que la
parole inviolable d'un esclave victorieux.
Carlyle a dit excellemment: "Le roi naturel est celui
qui fond toutes les volontés dans la sienne". En ce moment, Toussaint se
tournant vers ses troupes - pauvres, affamés, en haillons, -"Allez! leur
dit-il; retournez chez vous et défrichez les terres que vous avez conquises.
Un état ne peut s'établir solidement que sur l'ordre et l'industrie. Vous ne
pouvez acquérir que par le travail, les vertus nécessaires". Et ils se
dispersèrent. L'amiral français qui fut témoin de cette scène dit qu'en
une semaine tous les soldats de cette armée se trouvèrent transformés en
laboureurs.
Ceci avait lieu en 1800. Le monde attendit encore cinquante
ans avant que Robert Pool, en véritable homme d'état, osa lancer dans la
pratique, en 1846, la théorie du libre échange. Adam Smith avait fait des théories;
les hommes d'état de la France avaient développé des rèves; mais jamais
aucun homme à la tête des affaires n'avait osé risquer pareille mesure dans
les relations commerciales. L'Europe dût attendre jusqu'en 1846 pour que
l'intelligence la plus pratique du monde, celle de l'anglais, adopta la grande
formule économique du commerce libre. Mais, en 1800, ce noir avec l'instinct
de l'homme d'état, dit au Comite qui sous ses ordres la constitution:
"Mettez en tête du chapitre sur le commerce que les ports de Saint
Domingue sont ouverts au trafic du monde entier". Voyant de haut la
question des races, supérieur au préjugé aussi bien qu'à l'envie,
Toussaint avait formé ce comité de huit propriétaires blancs et d'un mulâtre;
pas un officier, pas un noir ne figurait sur la liste, et cependant l'histoire
d'Haiti prouve qu'à l'exception de Rigaud, les plus rares talents sont échus
toujours en partage aux noirs purs.
C'était aussi en 1800 que l'Angleterre avait souillé, à
chaque page, son recueil de lois par l'intolérance religieuse. Aucun Anglais
ne pouvait faire partie de la Chambre des Communes, s'il n'avait fait, au préalable,
sa communion épiscopale. Dans l'Union, chaque état, excepté Rhode Island,
était infecté de fanatisme religieux. Toussaint était un noir, et vous
accusez sa race de superstition; Il n'avait pas d'instruction, ce qui,
dites-vous, rend l'esprit étroit; il était catholique, et plus d'un parmi
vous affirme que catholicisme est signe d'intolérance. Et cependant,-
catholique, noir et esclave, - Toussaint sut se placer à côté de Roger
Williams, et il dit à son comité: "Ecrivez, à la première ligne de ma
constitution, que je ne fais pas de différence entre les croyances
religieuses".
Et maintenant, Saxon aux yeux bleus, orgueilleux de ta
race, reviens avec moi sur tes pas vers le commencement du siècle, et choisis
le peuple qu'il te plaira. Prends-le en Amérique ou en Europe; cherche chez
lui un homme au cerveau formé par les études de plus en plus élevées de
six générations; retire le des écoles, strictement façonné aux règles de
l'entrainement universitaire; ajoute à ces qualités l'éducation la mieux
entendue de la vie pratique; dépose sur son front la couronne argentée du
septuagénaire, et alors, montre-moi l'homme de race saxonne pour qui son plus
ardent admirateur aura tressé des lauriers aussi glorieux que ceux dont les
plus implacables ennemis de ce noir ont été forcés de couronner la tête.
Habileté militaire rare, connaissance profonde du genre humain, fermeté pour
effacer les distinctions des partis et confier la patrie à la volonté de ses
enfants, tout cela lui était familier. Il précéda de cinquante ans Robert
Pool; il prit place auprès de Roger Williams, avant qu'aucun anglais,
qu'aucun americain n'eût conquis ce droit, et cela se trouve écrit dans
l'histoire des états qui furent les rivaux de celui que fonda le noir inspiré
de Saint Domingue.
Nous sommes en 1801. Les Français qui étaient restés
dans l'île, donnent de l'ordre et de la prospérité qui y régnaient, une idée
presque incroyable. On pouvait confier à un enfant un sac rempli d'or, et il
pouvait traverser sans danger le pays, de Port-au-Prince à Samana. La paix régnait
dans les familles; la fertilité des vallées charmait le voyageur; la végétation
escaladait les montagnes; le commerce du monde était représenté dans les
ports.
Cependant, l'Europe signait la paix d'Amiens, et Napoléon
allait s'asseoir sur le trône de France. Il lança un regard par delà
l'Atlantique et, d'un seul trait de plume, effaça les libertés de Cayenne et
de la Martinique rendues dès lors à leurs chaines. Il dit alors à son
conseil: "Que ferai-je de Saint Domingue?" Les esclavagistes répondirent:
"Donnez-nous-la". Napoléon se tourna vers l'abbé Grégoire:
"Quelle est votre opinion?" dit-il. "Je crois, dit l'abbé, que
ces hommes changeraient d'avis, s'ils changeaient de peau".
Le colonel Vincent, qui avait été secrétaire privé de
Toussaint, écrivit une lettre à Napoléon, ou il lui disait: "Sire,
laissez la colonie telle qu'elle est. C'est le coin le plus heureux de tous
vos domaines. Dieu a fait cet homme pour commander; les races se fusionnent
dans sa main. Il vous a sauvé cette île. Je sais, - et je l'affirme en témoin,
- que, lorsque la République était incapable, même de faire un signe pour
l'empêcher, Georges III lui a offert le titre et les revenus qu'il désignerait,
s'il consentait à soumettre l'île à la couronne britannique. Il refusa
alors, et sauva la colonie à la France". Napoléon sortit du conseil, et
l'on dit qu'il fit cette reflexion: "J'ai là, soixante mille hommes dans
l'oisiveté; il faut que je leur trouve quelque chose à faire." Pour
lui, cela signifiait: "Je vais saisir la couronne; je ne puis le faire en
présence de soixante mille soldats républicains; il faut leur donner de
l'ouvrage loin d'ici". Les conversations parisiennes du temps donnent un
autre prétexte à l'expédition contre Saint Domingue. On dit que les
satiriques de Paris avaient baptisé Toussaint le Napoléon noir, et l'ombre
du nègre agitait les haines de Bonaparte. Malheureusement Toussaint lui avait
adressé une lettre commençant ainsi: "Le premier des noirs au premier
des blancs". La comparaison avait déplu. Vous trouverez, peut-être, le
motif un peu futile, mais portez votre pensée, je vous prie, sur le Napoléon
qui règne aujourd'hui.
Lorsque dans les épigrammes parisiennes on appela
soulouqueries les folles et ridicules dépenses faites par lui à Versailles,
rappelant les caprices fantasques de Soulouque, l'empereur noir, Napoléon ne
dédaigna pas de donner des ordres spéciaux pour défendre l'usage de ce mot.
Les nerfs de Bonaparte s'affectent aisément. Donc, par l'un ou l'autre de ces
motifs, Napoléon resolut de sacrifier Toussaint, obéissant ainsi, soit à un
élan d'ambition, soit au déplaisir de la ressemblance,- qui pourtant était
très réelle. Si l'un des deux imita l'autre, ce fut le blanc. Le noir
l'avait devancé de quelques années. Ils furent, certes, très ressemblants
et très français, français même, par la vanité commune à tous deux. Vous
vous souvenez des orgueuilleuses paroles de Bonaparte à ses soldats auprès
des Pyramides: "Quarante siècles vous contemplent"! De la même
facon, Toussaint dit au capitaine français qui le pressait d'aller en France
sur sa frégate: "Monsieur, votre navire n'est pas assez grand pour me
porter"! Bonaparte se trouvait gêné par la contrainte que lui imposait
son rang et préférait errer dans le camp revêtu de la redingote grise de
Petit Caporal. Toussaint n'aimait pas non plus endosser l'uniforme. Il avait
adopté un costume très simple, et portait souvent sur la tête le madras
jaune des esclaves. Un lieutenant français le compara un jour à un singe
coiffé d'un foulard jaune. Toussaint le fit prisonnier le jour suivant et le
renvoya à sa mère, comme un enfant. Comme Napoléon, il pouvait jeûner
plusieurs jours de suite, dicter à trois secrétaires, à la fois, et
fatiguer quatre et cinq chevaux l'un après l'autre. Circonspect comme
Bonaparte, il ne fut donné à aucun homme de découvrir ses projets et de pénétrer
ses intentions. Toussaint n'était qu'un nègre. Aussi, cette reserve fut-elle
considérée chez lui comme de l'hypocrisie. Chez Bonaparte, nous lui donnons
le nom de diplomatie. Il dut pourtant en cette circonstance de faire échouer
trois tentatives d'assassinat dirigées contre lui. Les assassins étaient à
l'attendre pour tirer sur lui. Quand ils croyaient le trouver au nord de l'île,
dans sa voiture, il était dans le sud, à cheval; quand ils le cherchaient
chez lui dans la ville, il se trouvait au camp, sous sa tente. Une fois, sa
voiture fut criblée de balles, mais il se trouvait à cheval, du côté opposé.
Les sept français auteurs du crime furent arrêtés. Ils s'attendaient à être
fusillés. Le jour suivant, on célébrait la fête d'un saint; il les fit
ranger en ligne devant l'autel et, lorsque le prêtre recita la prière du
pardon, il descendit de son siège, la répéta avec lui et permit aux
criminels de se retirer, sains et saufs. Il avait cet esprit commun à tous
les grands capitaines qui, dans un camp, fait des prodiges. Un jour, où le découragement
s'emparait de ses soldats, il remplit un grand vase de poudre, et éparpilla
sur elle quelques grains de riz, puis remuant le vase: "Regardez, dit-il,
voilà les blancs et voici les noirs. De quoi vous effrayez-vous"? Il
avait appris les premiers mots d'une prière catholique en latin, et lorsque
ses gens accouraient en grand nombre auprès de lui à la recherche d'un
emploi, - comme on dit que cela se pratique même à Washington - répétant
ces paroles: "Comprenez-vous cela?", disait-il. "Non, général".
- "Eh! quoi? vous voulez un emploi et vous ne savez pas le latin? Rentrez
chez vous, et ayez soin de l'apprendre".
Toujours comme Napoléon, toujours comme le génie, il
avait foi en son pouvoir sur les hommes. Vous vous souvenez qu'au retour de
Bonaparte, de l'île d'Elbe, Louis XVIII envoya une armée contre lui.
Bonaparte descendit de sa voiture, ouvrit de ses mains son manteau, et présentant
sa poitrine à la pointe des baionnettes, s'écria: "Français, voici
votre empereur!", et ses soldats se rangèrent derrière lui, aux cris
de: "Vive l'Empereur"! Ceci se passait en 1815. Plus de douze ans
auparavant, Toussaint, sachant que quatre de ses régiments désertaient et
allaient se rendre à Leclerc, tira son épée, la jeta au loin dans l'herbe,
courant à travers champs au devant d'eux, et croisant les bras:
"Enfants!, leur dit-il, tournerez-vous vos baionnettes contre moi"?
Les noirs tombèrent à genoux, implorant son pardon. Cet homme fut toujours
épris par ses ennemis les plus implacables. Aucun d'eux ne lui reproche ni la
soif de l'or, ni les passions des sens, ni la cruauté dans l'exercice du
pouvoir. Le seul cas dans lequel un critique austère l'accuse de sévérité
est le suivant.
Pendant un soulèvement, quelques propriétaires blancs
qui, sur la foi de sa proclamation, étaient rentrés dans l'île, avaient été
massacrés. Le général Moïse, son neveu, fut accusé d'avoir montré trop
de mollesse contre l'émeute. Toussaint le fit comparaître devant un conseil
de guerre et, se conformant au verdict rendu, ordonna que son propre neveu fut
fusillé, austérité romaine qui prouve sa fidélité à sa promesse de
protection faite aux blancs. Donc, ce fut contre cet homme, supérieur à
toute convoitise, pur dans sa vie privée et généreux dans l'exercice du
pouvoir que Napoléon envoya une armée sous les ordres du général Leclerc.
Il donna au mari de la belle Pauline, sa soeur, trente mille hommes de ses
meilleures troupes, avec ordre de rétablir l'esclavage. Parmi ses soldats
venaient les mulâtres, anciens rivaux et ennemis de Toussaint.
La Hollande prêta soixante navires. L'Angleterre, dans un
message spécial, promit sa neutralité, - et vous savez que rester neutre,
signifie faire risée de la liberté et prêter des armes à la tyrannie.
L'Angleterre offrit donc sa neutralité, et le noir, jetant ses regards sur le
monde civilisé, le vit tout entier en armes contre lui. L'Amérique, pleine
d'esclaves, lui était hostile, bien entendu. Le Yankee fut le seul à lui
vendre quelques méchants fusils à des prix, il est vrai, très élevés.
(Rires). Montant à cheval, Toussaint courut à l'extrémité orientale de l'île.
Là, il s'arrêta devant un spectacle qu'il n'avait jamais été donné à
aucun naturel de contempler avant lui. Soixante vaisseaux de ligne, montés
par les meilleurs soldats de l'Europe, doublaient la pointe de Samana. C'étaient
des soldats qui n'avaient jamais vu leurs égaux; leurs pas, comme ceux de César,
avaient fait trembler le sol européen; ils avaient escaladé les Pyramides et
planté le drapeau français sur les murs de Rome. Toussaint regarda un
moment, compta les voiles qui passaient, laissa flotter les rênes sur le col
de son cheval, et se tournant vers Christophe, s'écria: "La France entière
marche contre Haïti; ils ne viennent que pour nous réduire en esclavage.
Nous sommes perdus!". Il reconnut, alors, la seule erreur de sa vie; sa
confiance en Bonaparte qui l'avait engagé, en son temps, à licencier son armée.
Retournant aux montagnes, il lança la seule proclamation
qui porte son nom et respire la vengeance: "Mes enfants! Notre liberté,
la France n'a pas le droit de nous la ravir . Brûlez les cités; détruisez
les récoltes; défoncez les chemins, à coups de canon; empoisonnez les
sources; montrez au blanc que ce qu'il vient conquérir ici, c'est
l'enfer!" Et il fut obéi. . Lorsque le grand Guillaume d'Orange vit la
Hollande couverte de troupes de Louis XIV, il s'écria: "Rompez les
digues! Rendez la Hollande à l'Océan!" Et l'Europe répondit:
"Sublime!" Lorsque Alexandre vit la Russie envahie par les armées
françaises, il dit: "Brûlez Moscou! La famine et le froid repousseront
l'envahisseur!", et l'Europe s'écria: "Sublime!". Ce noir vit
la coalition européenne prête à écraser sa patrie et donna le même
exemple de vigueur et d'héroisme.
La scène, j'en conviens, devient de plus en plus
sanglante, à mesure que nous avançons. Mais, rappelons-le, pour arriver à
leur but indigne, pour réduire en esclavage des hommes libres, l'infamie des
blancs, inspirée par la haine la plus sombre, n'avait pas reculé devant les
artifices les plus honteux et les plus cruels. L'aristocratie est toujours
cruelle. Le nègre répondit à cette agression comme on devrait toujours répondre
en pareil cas, par la guerre à mort. Tout d'abord en engageant la lutte pour
la liberté, il avait été généreux et compatissant; il avait fait merci de
la vie et pardonné à bien des ennemis, comme l'a toujours fait le peuple,
dans tous les âges et sur tous les lieux, dans les luttes contre les
aristocrates. Maintenant, pour sauver la liberté conquise, le noir épuise
tous les moyens, il fait feu de toute arme, il retourne contre ses odieux
envahisseurs une vengeance aussi horrible que la leur, et pourtant il dédaigne
encore d'être cruel.
Leclerc fit annoncer à Christophe qu'il débarquait à la
ville du Cap. Christophe répondit: "Toussaint est le gouverneur de l'île.
Je dois lui demander autorisation. Si, avant qu'elle n'arrive, un soldat français
foule notre sol, je brûlerai la ville et nous combattrons sur ses
cendres."
Leclerc débarqua. Christophe prit deux mille blancs;
hommes, femmes, enfants; les fit retirer loin du danger, sur les montagnes, et
de ses propres mains mit le feu à un splendide palais que des architectes
français venaient à peine de construire pour lui. Pendant quarante heures la
ville brûla et fut enfin réduite en cendres. Le combat s'était engagé dans
la rue, et les français furent repoussés sur leurs vaisseaux.
Partout où ils se présentèrent, ils trouvèrent devant
eux le fer et le feu. Une fois, repoussant une attaque, les noirs, nés français,
entamèrent l'hymne des Marseillais. Les français s'arrêtèrent; ils ne
pouvaient pas combattre contre la Marseillaise. Ils fussent restés là, etonnés,
immobiles, si leurs officiers n'avaient pris le parti de les sabrer. Ils avancèrent
alors, et furent battus.
Battu par les armes, le général français eût recours au
mensonge. Il lança une proclamation disant: "Nous ne venons pas vous
rendre esclaves. Cet homme vous trompe. Toussaint ment. Unissez-vous à nous,
et vous jouirez de tous les droits que vous réclamez." Tous les
officiers noirs furent trompés, tous, exceptés Christophe, Dessalines et
Pierre, le frère de Toussaint. Encore ceux-ci finirent-ils par déserter, et
le laissèrent seul. Il écrivit alors à Leclerc: "Je me soumettrai. Je
pourrais empêcher un seul soldat français de jamais s'écarter de votre camp
sans péril pour sa vie. Mais, je veux arrêter l'effusion de sang. Je n'ai
combattu que pour la liberté de ma race. Donnez-nous cette garantie, et
j'irai faire ma soumission." Il fit le serment d'être fidèle à la
France, et Leclerc jura, sur le même crucifix, qu'il serait loyalement protégé
et que l'île serait libre. Le général français parcourut tour à tour du
regard ses troupes magnifiquement equipées, et les bandes de Toussaint,
composées d'hommes mal armés, et en guenilles, lui dit: "Où donc
auriez-vous trouvé des armes, L'Ouverture, si vous aviez continué la
lutte?" La réponse fut digne d'un spartiate: "J'aurais pris les vôtres."
dit le noir.
Il retourna paisiblementchez lui. On arrivait à la saison
des chaleurs. Leclerc pensa que, les mois des fièvres approchant, ses soldats
allaient remplir les hopitaux, et qu'il suffirait d'un signe de cette main
souveraine pour jeter ses troupes à la mer. Toussaint était trop dangereux,
pour qu'on le laissât en liberté. On l'invita donc à assister à une
entrevue, et voici le seul reproche que lui fait l'histoire, le seul,
entendez-vous? On l'accuse d'avoir manqué de prudence en allant au
rendez-vous. Soit. Que resulte-t-il de ce fait? C'est que, pour tromper le
noir, l'homme blanc employa le mensonge et la ruse. Le principe des chevaliers
du moyen-âge était positif. La plus grave insulte que l'on puisse infliger
à un homme depuis les croisades est de lui dire: "Vous mentez". Or
le général espagnol Hermana, qui connut bien Toussaint, dit de lui:
"C'est l'âme la plus pure que Dieu ait jamais donnée au corps d'un
homme". L'histoire lui rend témoignage que "jamais il ne viola sa
parole". Maitland voyageait une fois à travers les forêts épaisses
pour rejoindre Toussaint. Il fut accosté en chemin par un messager chargé de
lui annoncer qu'il était trahi. Maitland continua sa route et parvint enfin
auprès du noir. Toussaint lui montra deux lettres; la première était du général
français qui lui offrait le rang qu'il voudrait, s'il lui livrait Maitland;
la seconde était sa réponse: "Monsieur, j'ai promis au général
anglais qu'il reviendrait chez lui". Il est donc prouvé que le nègre,
loyal comme un chevalier, fut victime des mensonges de son ennemi. Laquelle
des deux races a-t-elle le droit de s'enorgueillir de ces souvenirs?
Mais, Toussaint ne fut point trompé. Il était épié
constamment. Supposons qu'il eût repoussé l'entrevue; l'autorité aurait
douté de sa bonne foi et en aurait trouvé un prétexte pour l'arrêter. Il
raisonna sans doute ainsi: "Si je m'y rends volontairement, je serai
traité en conséquence". Aussi se présenta-t-il. Au moment où il entra
au salon, les officiers tirèrent leurs épées, et lui annoncèrent qu'il était
prisonnier. Un jeune lieutenant qui assistait à cette scène dit: "Il ne
fut nullement surpris, mais parut profondement attristé". On le
conduisit à bord et on leva l'ancre pour la France. Lorsque l'île s'effaçait
peu à peu à sa vue, il se tourna vers le capitaine et lui dit: " Vous
croyez avoir deraciné l'arbre de la liberté, mais vous n'en détachez qu'une
branche. J'ai planté l'arbre si profondément que toute la France serait
impuissante à l'arracher". . Arrivé à Paris, il fut jeté dans une
prison, et Napoléon lui envoya son secrétaire, Caffarelli, supposant qu'il
avait enterré de grandes richesses. Toussaint, après l'avoir ecouté un
moment: "Jeune homme, j'ai perdu, il est vrai de grands trésors, mais,
ils ne sont pas de ceux que vous cherchez". Il fut alors envoyé au
chateau de Joux, et logé dans un donjon, de douze pieds de large, sur vingt
de long, tout en pierre, n'ayant qu'une étroite fenêtre, très élevée
au-dessus du sol, et donnant sur les neiges de la Suisse. En hiver, la voute
se couvrait de glace; en été, l'humidité suintait des murailles fétides.
Le fils ardent des tropiques, condamné à mourir, fut enterré vivant dans
cette tombe. De ce cachot, il écrivit deux lettres à Napoléon. Il dit, dans
l'une d'elles: "Sire, je suis un citoyen français. Je n'ai jamais violé
la loi. Par la grâce de Dieu, je vous ai sauvé l'île, la plus belle de
votre royaume. J'implore justice de votre magnanimité".
Napoléon ne repondit jamais à ces lettres. Le commandant
de la forteresse avait accordé au prisonnier cinq francs par jour pour la
nourriture et le chauffage. Napoléon en eût connaissance et réduisit la
somme à trois francs. L'opulent usurpateur qui accusait d'avarice le
gouvernement anglais parce qu'il ne lui accordait que six mille dollars par
mois, descendit de son trône pour couper un dollar par moitié, et pourtant
Toussaint ne mourait pas assez vite.
Cette prison était une tombe. On dit qu'au temps de Joséphine,
un jeune marquis y fut enfermé. Sa fiancée alla voir l'impératrice et lui
demanda sa grâce. Joséphine lui dit: "Faites faire un modèle de la
prison, et apportez-le moi". L'impératrice le plaça un jour auprès de
Napoléon. "Emportez cela, dit-il, c'est horrible". Elle le plaça
sur son marchepied, et il le repoussa loin de lui. Elle le reporta une troisième
fois auprès de lui, et lui dit: "Sire, c'est dans cette prison horrible
que vous avez fait enfermer un homme, pour y mourir". - "Faites-le
sortir", dit Napoléon, et la jeune fille sauva ainsi son amant.
Toussaint fut jeté dans cette tombe, mais il ne mourait
pas assez tôt. Enfin, le commandant reçut l'ordre d'aller en Suisse,
d'emporter les clefs du donjon, et de rester absent quelques jours. Quand il
en revint, il trouva un cadavre. Toussaint était mort de faim. Douze ans après,
l'assassin impérial était transporté à sa prison de Sainte-Hélène faite
aussi pour servir de tombeau, comme avait été faite par lui celle de
Toussaint, et là jusqu'aux derniers moments, il passa de longues et mortelles
heures à se lamenter misérablement à propos des rideaux, de ses titres, de
ses promenades et de sa vaisselle. Plaise à Dieu que lorsqu'un nouveau
Plutarque comparera les grands hommes de notre époque, les blancs et les
noirs, il n'aille point placer dans un plateau de la balance l'enfant
larmoyant de Sainte-Hélène, et dans l'autre, le noir stoique et silencieux,
attendant la mort, comme un romain, dans la glaciale solitude de son cachot.
Dès l'instant où Toussaint fut trahi, les noirs perdirent
toute confiance dans les promesses des Français, et coururent aux armes.
Tous, excepté Maurepas et les siens, se soulevèrent. Leclerc fit appeler
Maurepas, qui se présenta loyalement à la tête de cinq cents noirs. On les
fusilla au bord d'un fossé, et l'on y jeta leurs cadavres. Du haut des
montagnes où il était campé, Dessalines contemplait ce spectacle. Parmi ses
prisonniers, il fit choisir cinq cents officiers français et les fit pendre
à différents arbres, à la vue du camp de Leclerc. Et moi, non loin de
Bunker, né comme je suis Hill, je ne trouve pas de raison pour penser qu'il eût
tort. Les Français assassinèrent la femme de Pierre Toussaint, aux portes mêmes
de sa maison, après l'avoir tellement maltraitée, que la mort dût lui
paraitre une grâce. Son mari, un an auparavant, avait sauvé la vie à douze
cents hommes blancs. Affolé, cette fois, il jura de sacrifier sur la tombe de
sa compagne, les premiers mille prisonniers qu'il ferait, et il tint parole.
Les français épuisèrent toutes les forces de la torture.
On attachait les noirs, dos à dos, et on les poussait à la mer. Si quelqu'un
surnageait, par hasard, on le fusillait. On les jetait à l'eau, avec un
boulet aux pieds; on les asphyxiait dans la fumée du soufre; en les faisant
mourir étranglés, pendus, sous le fouet. Seize officiers de Toussaint furent
enchaînés aux rochers dans des ilots déserts; d'autres furent plongés à
mi-corps dans des marais infects, et livrés en pâture aux reptiles et aux
insectes venimeux. Rochambeau demanda à Cuba des chiens féroces. Lorsqu'ils
arrivèrent, les jeunes filles descendirent aux quais les recevoir, leur
parurent la tête de fleurs et de rubans et les embrassèrent avec tendresse.
Réunies dans un amphithéâtre, les femmes battaient des mains lorsqu'un noir
était jeté aux chiens, et dévoré par ces bêtes dont la faim excitait
encore la fureur... Mais les noirs bloquèrent si étroitement la ville que
ces mêmes jeunes filles, dans leur misère, devorèrent à leur tour les
chiens dont elles avaient tant fêté la bienvenue.
C'est alors que brillent de tout leur éclat, le courage
indomptable et la constance sublime qui démontrent l'égalité des races,
lorsqu'elles sont sujettes aux mêmes épreuves. La femme romaine, dont le
mari hésitait, lorsque Néron lui ordonna de se tuer, saisit le poignard, et,
se blessant mortellement, s'écria: "Paetus, il n'est point douloureux de
mourir!" Le monde rappelle ce fait avec des larmes d'orgueil. Dans un cas
semblable, un colonel noir condamné à mort marchait en tremblant. Sa femme,
saisissant une épée, se fit une blessure mortelle et lui dit: "Homme,
il est doux de mourir, lorsqu'on a perdu la liberté".
La guerre continuait. Napoléon envoya encore trente mille
hommes; mais ses plus grands efforts n'étaient suivis que de désastres. La
vie que l'épée ne tranchait pas, la fièvre la devorait. Leclerc mourut.
Pauline ramena en France le corps de son mari. Napoléon la recut à Bordeaux
et lui dit: "Ma soeur, je vous avais donné une armée et vous ne me
rapportez que des cendres". Rochambeau, - le Rochambeau de notre histoire
- posté à la tête de huit mille hommes, fit dire à Dessalines: "Quand
je t'attraperai, je ne te ferai pas fusiller comme un soldat, je ne te pendrai
pas comme un blanc, mais je te ferai fouetter à mort comme un esclave".
Dessalines le chassa de champ de bataille en champ de bataille, de forteresse
en forteresse et finit par l'acculer à Samana. Il préparait des boulets
rouges pour détruire l'escadre, lorsqu'il apprit que Rochambeau avait supplié
l'amiral de couvrir ses troupes du pavillon britannique, et le nègre, généreux,
permit au vantard de s'embarquer paisiblement.
Quelque-uns doutent encore du courage du noir. Allez en Haïti;
arrêtez-vous sur la tombe de cinquante mille soldats, les meilleurs que la
France ait jamais eûs, et demandez-vous ce qu'ils pensent des armes du noir.
Et si cela ne vous satisfait pas, allez en France, au splendide mausolée des
comtes de Rochambeau, et à la tombe des huit mille vétérans qui regagnèrent
leurs foyers, à l'ombre du pavillon anglais, et interrogez-les. Et si cela ne
vous satisfait point, rentrez chez nous, et si nous étions en octobre 1839,
vous pourriez parcourir la Virginie tremblante et lui demander ce qu'elle
pense du courage du noir.
Vous pourriez encore vous rappeler ceci: Nous, Saxons, nous
fumes esclaves pendant environ quatre siecles, et nos ancêtres ne feraient
jamais un signe du doigt, pour mettre un terme à leur servitude. Ils
attendirent que le christianisme et la civilisation, que le commerce et la découverte
de l'Amérique vinssent rompre leurs chaines. En Italie, Spartacus souleva les
esclaves de Rome contre la reine du monde. Il fut assassiné, et ses
compagnons furent crucifiés. Il n'y a jamais eu qu'une seule révolte
d'esclaves couronnée de succès, et elle eût lieu à Saint Domingue. Dieu
veuille que la force et l'intelligence de notre gouvernement écartent de
notre patrie cette necessité; qu'il sache conduire à une liberté paisible,
les quatre millions d'hommes commis à nos soins et qu'il adopte, à la faveur
de nos institutions démocratiques, une politique aussi prévoyante que celle
de l'Angleterre, et aussi vaillante que celle du noir d'Haiti.
Le courage du noir est assez prouvé. Parlons de sa
constance. En 1803, il dit aux blancs: "Cette île est à nous. Le pied
du blanc ne doit pas la fouler". Côte à côte s'élèvent les républiques
sud-américaines, composées du meilleur sang des compatriotes de Cervantes et
de Lope de Vega. Elles sont si souvent et si profondément bouleversées qu'il
vous serait aussi difficile de reproduire leurs decombres mouvant que de
photographier les vagues de l'Océan. Cependant, à côté d'elles, le noir a
su conserver son île, sacrée pour lui. On dit que dans les premiers temps,
le gouvernement haïtien, inspiré par un patriotisme rare, ordonna de détruire
toutes les plantations de sucre qui étaient restées debout et défendit de
cultiver la canne. Il pensait que les Français étaient revenus réduire les
noirs en esclavage, attirés seulement par ces richesses que donnait le pays.
Brûlez New York, cette nuit, comblez ses canaux, coulez
ses navires, détruisez ses rails, effacez tout ce qui brille de l'éducation
de ses enfants, plongez-les dans la misère et l'ignorance, ne leur laissez
rien, rien que leurs bras pour recommencer ce monde... Que pourront-ils faire
en soixante ans? Et encore, êtes-vous surs que l'Europe vous prêtera son
argent, tandis qu'elle n'avance pas un dollar à Haïti. Pourtant Haïti,
sortant des ruines de la dépendance coloniale est devenu un état civilisé;
il est le septième sur le catalogue du commerce avec notre pays, et il n'est
inferieur, par l'éducation et la moralité de ses habitants, à aucune de ces
îles de l'Océan indien d'Occident. Le commerce étranger prête aussi
volontiers confiance à ses tribunaux qu'aux nôtres. Jusqu'ici ce peuple a déjoué
aussi bien l'ambition de l'Espagne et la cupidité de l'Angleterre que la
politique malicieuse de Calhoum. Toussaint la fit ce qu'elle est. Il fut
habilement secondé dans son oeuvre par un groupe d'une vingtaines d'hommes
presque tous, noirs pur sang. Ils furent grands dans la guerre et habiles dans
les affaires; mais non, comme lui, remarquables par cette rare combinaison des
hautes qualités qui font seules la veritable grandeur et assurent à un homme
la première place, parmi tant d'autres qui, au demeurant, sont ses égaux.
Toussaint fut, sans dispute, leur chef. Courage, énergie, constance, - voilà
ses preuves. Il a fondé un état si solidement que le monde entier n'a pas pu
le détruire.
Je l'appellerais Napoléon; mais Napoléon arriva à
l'Empire, servi par des serments violés, et à travers une mer de sang.
Toussaint ne viola jamais sa parole. "Point de réprésailles",
telle était sa noble devise, et la règle de sa vie. Les dernières paroles
adressées à son fils en France furent les suivantes: "Mon enfant, vous
reviendrez un jour à Saint Domingue. Oubliez que la France a assassiné votre
père".- Je l'appellerais Cromwell, mais Cromwell ne fut qu'un soldat, et
l'état qu'il fonda s'écroula sur sa tombe. Je l'appellerais Washington, mais
le grand natif de la Virginie eut des esclaves. Toussaint risqua son pouvoir
plutôt que de permettre la traite dans le plus humble des hameaux soumis à
sa domination.
Vous me prendrez, sans doute, ce soir, pour un fanatique,
parce que vous lisez l'histoire moins avec vos yeux qu'avec vos prejugés;
mais dans cinquante ans, lorsque la verité se fera entendre, la Muse de
l'Histoire choisira Phocion pour les Grecs, Brutus pour les Romains, Hampden
pour l'Angleterre, Lafayette pour la France; elle prendra Washington comme la
fleur la plus éclatante et la plus pure de notre civilisation naissante, et
John Brown comme le fruit parfait de notre maturité; et alors plongeant sa
plume dans les rayons du soleil, elle écrira sur le ciel clair et bleu,
au-dessus d'eux tous, le nom du soldat, de l'homme d'état, du martyr
Toussaint L'Ouverture.
(Applaudissements longuement prolongés).